mardi 24 juillet 2012

Compétence internationale des tribunaux français dans le cas de délit complexe : la contrefaçon de marque comme exemple

Dans le langage du DIP, on appelle délit complexe un délit dont les éléments matériels- le dommage et le fait générateur- sont dissociés dans deux ressorts distincts.
En droit européen, tout comme en droit français, le tribunal compétent en cas de délit complexe, auquel est assimilée la contrefaçon en ligne, est indifféremment celui où le dommage est survenu ou celui de l'événement causal. Pour autant, la transposition de ces critères aux délits commis en ligne s’est avérée problématique. Ainsi, du fait de l’ubiquité et de la dématérialisation qui caractérisent le réseau Internet, la localisation du lieu du délit est extrêmement difficile, voire impossible. D’où la nécessité de nouveaux critères de rattachement, qui soient en adéquation avec les spécificités du réseau Internet.
Dans un arrêt du 9 décembre 2003[1], la première chambre civile de la Cour de cassation avait affirmé qu’« en admettant la compétence des juridictions françaises pour connaître de la prévention et de la réparation de dommages subis en France du fait de l’exploitation d’un site internet en Espagne, la cour d’appel qui a constaté que ce site, fût-il passif, était accessible sur le territoire français, de sorte que le préjudice allégué du seul fait de cette diffusion n’était ni virtuel ni éventuel, a légalement justifié sa décision ». La compétence des juridictions françaises, pour statuer sur le préjudice réalisé en France, était ainsi fondée sur le seul critère de l’accessibilité du site Internet au public français.
Jugée par la doctrine comme trop extensif, dans la mesure où il donnerait compétence à n’importe quel tribunal, dépourvu de tout lien avec le litige, le critère de la simple accessibilité du site sur le territoire national a, depuis, été abandonné par la jurisprudence, qui préfère désormais des critères plus stricts permettant d’endiguer la compétence universelle des juridictions françaises.
Dans un arrêt célèbre, rendu le 11 janvier 2005[2], dit Hugo Boss, la chambre commerciale de la Cour de cassation, après avoir affirmé que « la seule accessibilité d’un site internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la compétence des juridictions françaises, prises comme celles du lieu du dommage allégué », a précisé que tant qu’il « se déduit des précisions apportées sur le site lui-même que les produits en cause ne sont pas disponibles en France, la Cour d’appel en a exactement conclu que ce site ne saurait être considéré comme visant le public de France, et que l’usage des marques « Boss » dans ces conditions ne constitue pas une infraction à l’interdiction prononcée par jugement du 23 juin 2000 ». Selon la chambre commerciale, pour fonder la compétence  des tribunaux français en matière de contrefaçon en ligne, il fallait s’assurer non seulement si le site était accessible depuis la France, mais aussi qu’il vise le public français. Et tel n’était pas le cas, selon la Cour, puisqu’en l’espèce le site litigieux était rédigé en langue étrangère et les produits offerts n’étaient pas disponibles sur le territoire français.  

Dans le prolongement de l’arrêt Hugo Boss, la Cour d’appel de Paris, a jugé que « sauf à vouloir conférer systématiquement, dès lors que les faits ou actes incriminés ont eu pour support technique le réseau Internet, une compétence territoriale aux juridictions françaises, il convient de rechercher et de caractériser, pour chaque cas particulier, un lien suffisant, substantiel ou significatif, entre ces faits ou actes et le dommage allégué »[3]. En l’espèce, il s’agissait d’une contrefaçon de marque sur un site libanais rédigé en anglais, et n’offrait  aucune prestation ou service aux consommateurs français. En application de la règle dégagée ci-dessus, la Cour d’appel de Paris a jugé que « la seule reproduction partielle de la marque litigieuse ne saurait caractériser, de ce seul fait, un lien suffisant, substantiel ou significatif, avec le préjudice allégué de nature à permettre au tribunal de grande instance de Paris de retenir sa compétence territoriale ». Il s’agit, selon M-E Ancel, « d’exiger un lien de causalité convaincant entre la mise en ligne incriminée et le préjudice invoqué » [4].
Plus récemment, le 22 mai 2012, la Cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi après cassation, a fait droit à l’exception d’incompétence territoriale soulevée par le site eBay  « la destination d’un site vers le public de France implique l’usage de ce site de la langue du public ciblé, à savoir tout acheteur ou vendeur potentiel d’un quelconque produit sur le marché ». En l’espèce,  des constats d’huissiers avaient établi la commande sur le site ebay.com et la livraison en France de produits contrefaisants de la marque François et Marithé Girbaud. Or, constate la Cour, l’huissier a dû pour accéder au site www.ebay.com utiliser le moteur de recherche Google,  le site eBay directement proposé au public français par leur adresse IP étant ebay.fr. Les annonces d’enchères affichées sur le site étaient rédigées intégralement en anglais, comme le processus de commande. La cour a rejeté la prétention selon laquelle les visuels seraient prédominants sur les annonces et la partie rédactionnelle en langue anglaise serait pauvre et donc compréhensible du public français du fait de la vulgarisation croissante de l’anglais. Elle en a conclu que  l’ensemble de ces indices allégués par les sociétés appelantes ne permettaient pas de démontrer que les annonces litigieuses sont destinées au public de France.

En somme, deux constats se dégagent : le premier est celui de l’abandon du critère de l’accessibilité du site. En effet, hormis quelques décisions isolées[5], la jurisprudence dans son ensemble refuse de fonder la compétence des juridictions françaises sur la seule accessibilité d’un site Internet sur le territoire français. Quant au second constat, c’est l’absence d’une position jurisprudentielle uniforme permettant de fixer un critère de rattachement suffisamment prévisible, qui soit en mesure de fonder avec certitude la compétence des tribunaux en cas de délits commis en ligne. Ainsi, « d’un facteur de rattachement abstrait est-on passé à un critère casuistique, confié à l’appréciation souveraine des juges du fond » [6]. Ceci est regrettable dans la mesure où l’incertitude quant à la juridiction compétente en cas de délit commis via Internet pourrait être source d’une forte insécurité juridique.
 __________________________
[1] Cass. 1re civ., 9 décembre. 2003 : Comm. Com. électr., 2004, comm. 40; JCP G, 2004, II, 10055, note Cyril CHABERT ; Rev. crit. DIP 2004, p. 632, note Olivier CACHARD ; Clunet, 2004, p. 872, note André HUET ; D., 2004act. jurispr. p. 276, obs. Cédrique MANARA.
[2] Cass. com., 11 janv. 2005, Sté Hugo Boss c/ Sté Reemtsma Cigarenttenfabriken Gmbh, n° 002-18.381, Juris-Data, n° 026462 ; Comm. Com. électr. 2005, comm. 37, note C. CARON, JCP E 2005, p. 571, note C. CASTETS-RENARD, D. 2005, p. 428, obs. C. MANARA ; J. PASSA, « Affaire « Hugo Boss » – Territorialité de la marque et protection contre un signe exploité sur un site Internet étranger », disponible sur : www.juriscom.net , 14 mars 2005 ; J. LARRIEU, « Le territoire d’une marque sur Internet », Propr. industr., 2005, étude 9 ; C. CARON, « Marque reproduite sur un site passif : le fond du droit et rien que le fond ! », Comm. Com. électr. 2005 n° 3, Mars 2005, comm. 37 ; G. TESSONNIERE, « L’arrêt Hugo Boss : une protection “sur mesure’’ des usages de marques françaises en ligne », RLDI 2005/4, n° 109.
[3] CA Paris, 4e ch., 26 avr. 2006, Scherrer et SA Normalu c/ SARL Acet, Juris-Data, n° 2006-298952, RLDI 2006/16, n° 469 ; Laurent PECH, Contrefaçon de marque sur Internet et compétence des juridictions françaises : la (saine) substitution du critère de destination au critère de l’accessibilité, RLDI 2006/18, pp. 14-17 ; dans le même sens, CA Orléans, 6 mai 2003, SA Les Jolies Céramiques sans kaolin et a. c/ Mridul Entreprises et Trademark Tiles Ltd,  RCDIP 2004.139, note Hélène GAUDEMET-TALLON :  « (…) il n’est pas admissible que les sociétés Céramiques et Émaux fondent la compétence française à l’égard de la société Trademark Tiles sur la seule faculté qu’aurait un « internaute » de connaître en France les coordonnées de cette entreprise à travers un annuaire professionnel anglais en ligne, ce qui ne suffit pas à établir que le lieu du fait générateur du dommage ou celui où le préjudice est subi serait situé en France ».
[4]Marie-Elodie ANCEL, « Quel juge en matière de contrefaçon », in Droit international privé et propriété intellectuelle, Cyril NOURRISSAT et Édouard TREPPOZ (dir), 2010.
[5] CA Paris, pôle 1, 2e ch., 2 déc. 2009, eBay c/ Maceo, RLDI, 2010/56, n° 1850, obs. L. C.
[6]David MARTEL, « Quelle compétence internationale pour le typosquatting et la concurrence déloyale », RLDI, 2010/62, n° 2055.